Archiver l’absence : rencontre avec Maral Bolouri
propos recueillis par Assya Hamdani

Pour notre première série d’entrevues avec des artistes contemporains, nous avons rencontré Maral Bolouri, artiste visuel.le qui pratique son art depuis maintenant vingt ans. De son enfance passée en Iran à son parcours en Malaisie, au Kenya puis à Paris, iel a accepté de nous confier ses riches observations sur le monde de l’art ainsi que ce qu’iel décrit comme la fétichisation des artistes iraniennes dans l’industrie de l’art.
C’est à l’atelier des artistes en exil, dans son studio aux murs tapissés de ses œuvres les plus récentes, notamment celles tirées de sa série Unmothering, que nous avons pu collecter quelques fragments de son histoire et de son rapport à la notion d’archive et d’exil. Nous vous demandons de considérer cet article comme un tiroir à idées dans lequel vous pourrez naviguer et récolter les moments les plus forts de notre échange.
Quel est votre parcours ? Avez-vous des modèles qui continuent de vous inspirer dans votre art ? Pouvez-vous nous parler de votre méthode de travail ?
MB: J’ai grandi au sein d’une famille passionnée d’art. Mes deux parents avaient un goût pour les arts, la musique et la littérature et mon grand-père était un peintre amateur de talent. En grandissant, j’ai développé un don pour le dessin simplement parce qu’on m’encourageait dans cette voie. Pendant mon adolescence, j’ai suivi des cours d’art et j’ai créé ma propre bande-dessinée basée sur mes aventures d’écolière. Ce n’est que bien après, vers la fin du lycée, que j’ai décidé de poursuivre une carrière artistique. Je savais que j’avais cette envie de créer, mais rien n’était fixé. Je remets en question mon rapport à l’art tous les jours.
J’ai été inspiré.e par plusieurs artistes au fil et à mesure des années. En ce moment, j’apprécie particulièrement Jenny Holzer, Martha Rosler, Lawrence Weiner, Barbara Kruger et ma préférée, Tracey Emin. La psychanalyse m’intéresse énormément, d’où mon intérêt pour les contes.
Dans l’une de vos interviews, vous évoquiez l’injonction de se représenter. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette injonction ?
MB : Dans le milieu de l’industrie de l’art, j’ai trouvé qu’il y avait une injonction à se représenter selon certaines conditions. Mon travail n’est valorisé que si l’on me présente comme une femme exilée du Moyen-Orient. Comme si la seule option qui s’offrait à moi était de n’exister qu’en tant que sujet politique. Il ne faut pas oublier qu’avant la révolution, l’Iran a traversé des difficultés pendant près d’une quarantaine d’années. Nous avons tendance à embellir et à idéaliser les années qui précèdent la révolution islamique de 77. Le regard occidental sur l’Iran y contribue énormément. Par exemple, l’Afghanistan est souvent oublié des récits produits par les occidentaux sur la culture iranienne. Il fut un temps où les deux pays ne formaient qu’un seul territoire. C’est pourquoi mon art est souvent snobé par les commissaires d’exposition, car il ne se base pas sur l’image que l’on attend de l’Iran et des artistes iraniennes. Il y a aussi l’image que l’on attend de « l’art queer » de ce que veut dire être queer. Mais qu'est-ce qu'être queer exactement ? Qu'est-ce qu'une exposition "queer" ? De nos jours, dans le monde de l’art, on recherche des profils plutôt que des artistes.

En quoi retrouvez-vous cette fétichisation et cette essentialisation des artistes iraniennes en France ?
MB: Quand on regarde les films ou les productions artistiques mises en avant par les médias ou les commissaires d’exposition, vous remarquerez que les artistes sélectionnés restent dans l’abstrait, dans une forme de transgression symbolique. L’art ne dérange pas tant qu’il ne dépasse pas une certaine limite. En juin 2021, nous avons été embarqué.s après avoir déployé un drapeau LGBT devant l’ambassade d’Iran à Paris. Le simple fait de manifester de manière pacifique nécessite des demandes et des autorisations qui ne sont pas toujours accordées, et même lorsqu’elles le sont, elles peuvent être réprimées avec violence. Le trouble politique n’est pas accepté en France dès lors qu’on s’échappe du symbolique.
Unmothering et la question d’archives

Pour en revenir à l’idée de représentations imposées, Maral me parle de son projet Unmothering, qu’iel compose à partir de photographies anciennes récoltées un peu partout en France. Elles ont toutes pour point commun de représenter des familles avec, pour trou noir béant, des figures masculines, parfois recouvertes d’un papier doré. Les annotations et les broderies qui transforment les photographies ont une origine personnelle pour l’artiste, qui m’explique avoir commencé ce travail avec une thérapeute.
M.B : Je travaille avec des photos qui me parlent. Les femmes qui apparaissent sur les photographies avec lesquelles je travaille me touchent et me font penser aux femmes de ma propre famille. Cela ne semble pas évident pour certains. On m’a demandé “Pourquoi avoir choisi des femmes européennes ?”, comme si je n’avais pas le droit de m’identifier à des femmes qui ne sont pas iraniennes. On (les commissaires d’exposition) me dit souvent que mon travail n’est pas assez iranien. Je n’ai pas pu trouver mon chemin en Iran, où l’environnement dans lequel j’évoluais était trop toxique. À l’université, le harcèlement sexuel de la part de nos professeurs était – et il l’est toujours d’ailleurs – très courant. Je n’ai pas reçu de soutien de la part d’autres femmes artistes. J’ai décidé de partir pour décrocher un Master en Malaisie. Mes projets n’étaient pas assez bons pour les galeries. Je m’intéresse à la recherche, aux travaux critiques sur les questions de genre, de représentation et de stéréotypes mais aussi à la communauté LGBT. Il y a une véritable invisibilisation des femmes queer dans le milieu de l’art. La recherche joue un grand rôle dans mon travail. Si je devais résumer mon travail, je dirais qu’il se base sur la recherche. Les artistes en exil qui ont le plus de succès sont les femmes qui parlent de l’oppression qu’elles subissent.
Nous en arrivons à la fameuse question “du voile” en France.
M.B : Il y a quelques années, pour répondre à la polémique autour du hijab en France, des influenceuses ont partagé sur les réseaux sociaux des photos de l’équipe de foot féminine d’Iran. Pour ces influenceuses, l’idée était de parler de choix, du droit des femmes françaises de s’habiller comme elles l’entendent. C’est à mon sens un énorme contresens que de choisir une photo de femmes que l’on contraint à se couvrir.
C’est un contresens très dangereux pour moi. Quand on parle des femmes iraniennes et du corps, il n’est jamais question de choix. La question du voile en France est centrée autour de l’idée de choix, tandis que le voile est imposé aux jeunes filles iraniennes.
Nous en venons à parler de la situation actuelle des femmes iraniennes, des violences policières et du meurtre de Mahsa Amini, décédée le 16 septembre 2022. Maral poursuit son discours sur la notion de choix.
M.B : Au tout début, quand les médias ont parlé de cette affaire, j’ai entendu beaucoup de personnes dire “elles ne veulent plus porter le voile”. J’ai été choqué.e par l’incompréhension qui régnait autour de la question. Ce n’est pas qu’elles (les femmes iraniennes) ne veulent plus, c’est qu’elles n’ont jamais voulu le porter ! Ces femmes ont des revendications précises, elles refusent que leurs corps soient instrumentalisés. J’ai effectué toute ma scolarité dans un système musulman où nous étudions le Coran. Je pense qu’il faut ouvrir un débat sur la question, sur l’idéologie derrière ce vêtement, et aller au-delà de la question de choix. Je ne suis pas d’accord avec la façon dont les femmes françaises qui se couvrent les cheveux sont harcelées, mais pour moi on ne peut pas balayer les controverses autour du voile en disant que ce n’est qu’un simple bout de tissu.
Notre entrevue s’achève avec une discussion sur ses lectures et la théorie critique. Elle me partage son intérêt pour les écrits de la psychanalyste française Anne Dufourmantelle, et me parle de la notion de sacrifice. Dans son atelier, on retrouve ses anciens travaux, le prix qu’iel a reçu en tant que lauréat.e du concours Absa L’Atelier en 2017 mais surtout son travail sur l’archive aussi dense qu’énigmatique : Unmothering.
Peut-on dire que votre travail résonne avec la notion d’archive ?
MB : Oui tout à fait. Quand on est en situation d’exil, on laisse beaucoup de choses derrière soi. C’est un sujet très douloureux pour quelqu’un comme moi qui a dû se défaire d’ une grande partie de ses œuvres. Beaucoup de mes travaux sont restés en Iran ; j’ai tout laissé au Kenya. L’exil est une expérience douloureuse en tant qu’artiste ; je compose mes archives avec des photos trouvées. Je n’ai pas une manière formelle de travailler avec les images, je chine et je trouve des photos. J’aime l’idée de présenter mes photos dans un album de famille (voir image ci-dessous).

A.H. Tous les hommes qui apparaissent sur vos photos sont effacés, il y a aussi un côté thérapeutique à votre série Unmothering. Ce que vous dites sur la parentalité me fait penser à une citation de James Joyce : « Paternity is a legal fiction ».
MB :Ce projet est très personnel. Il découle d’un travail thérapeutique sur le lien maternel. Je travaille étroitement avec les œuvres critiques que je lis, notamment La Sauvagerie maternelle d’Anne Dufourmantelle. Comment fait-on quand on est mal aimé ? Que faire quand la mère est l’antinomie de ce qu’on attendait des rapports entre femmes ? En travaillant, en brodant sur l’amour maternel, je me « unmother » en quelque sorte. Il y a également une autre solution, celle de libérer la parole. La broderie est liée à cette question de langage. Ce travail vient d’une colère non communiquée. C’est une manière de revendiquer les corps, de donner un sens à mon vécu.
