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Babylon : l’ambitieuse proposition de Damien Chazelle

une critique ciné écrite par Marie Guéziec

C’est un de ces films qui laissent en vous une empreinte indélébile : Damien Chazelle (Lalaland, Whiplash), illustre dans Babylon les affres d’un Hollywood chamboulé par le passage du muet au parlant. Entre l’incandescence des fêtes pharamineuses et des partitions endiablées de jazz, progresse une série de personnages animés par un désir de reconnaissance et de succès. L’ambition de Chazelle est grande : relever l’histoire du cinéma au rang d’Histoire à part entière, et proposer, ni plus ni moins, un changement de paradigme cinématographique.

A la recherche de la gloire : les stars et les non-stars

Babylon est d’abord le récit de la trajectoire de plusieurs profils dans le cadre d’un Hollywood de tous les excès.

En 1958 paraît chez les Éditions Pauvert Hollywood Babylone, livre dans lequel le cinéaste
Kenneth Anger révèle les coulisses des débuts du septième art et du succès des stars
américaines : innombrables déboires et dépravations, entre consommation de drogues dures et morts suspectes, en passant par des moeurs encore scandaleuses pour la première moitié du
XXème siècle, comme l’homosexualité ou le libertinage. Hollywood, à son aube, semble déjà en décadence. Cette ambiance moite, empreinte de tabous, et de passions dissimulées entre les murs de gigantesques salles de bals, Damien Chazelle la dépeint avec brio dans son film.
Hollywood apparaît comme un nouvel horizon : une terre où bourgeonnent un art naissant, celui du cinéma, et ses nouveaux talents, tous transportés par la luxurieuse débauche de cette terre promise.

Une robe rouge légère et décolletée, les cheveux en bataille, une énergie débordante et une
insatiable soif de succès : Margot Robbie incarne Nellie Laroy. Selon Nellie, on ne devient pas star : on l’est, ou bien on ne l’est pas. La dichotomie entre les stars et les non-stars est majeure tout au long du film : on regarde, ou l’on est regardé. On demeure dans l’ombre, ou bien sous le feu des projecteurs. Moustache bien taillée et sourire en coin, Jack Conrad (Brad Pitt) est l’une de ces célébrités dont le nom suffit à faire exploser le nombre d’entrées d’un film. A ces figures charismatiques s’opposent les autres, les non-stars : Manny Torres (Diego Calva), simple assistant hypnotisé par l’aura dégagée par Nellie, Elinor St-John (Jean Smart), critique de cinéma dont le cachet dépend des boîtes de production et des tourments des acteurs, ou encore Sidney Palmer (Jovan Adepo), joueur de saxophone dans les fêtes d’Hollywood. Stars et non-stars, tous ont un point commun : l’amour pour le cinéma. La gloire se révèle peu à peu secondaire pour ces personnages, qui cherchent avant tout à appartenir à « quelque chose de plus grand », à apporter leur pierre au gigantesque édifice du cinéma. Ce qu’ils désirent, avant tout, c’est participer à ce monde formidable qui se construit devant eux.

Une historisation du cinéma

Babylon représente un Hollywood essouflé, mais inarrêtable. Les personnages progressent :
Nellie obtient gloire et popularité, Manny devient directeur d’un studio, Sidney la star de concerts filmés. Mais le rythme n’en est que plus effréné : s’enchaînent les fêtes, les tournages, les mésaventures. Babylon est un film fleuve, long, trop long selon beaucoup de ses détracteurs. Trois heures dont plusieurs actes délimités par des écrans noirs de quelques secondes, comme pour laisser au spectateur le temps de réfléchir à ce qu’il regarde. Contrairement à son sujet, le film s’arrête pour respirer ; mais il s’agit d’une respiration haletante, semblable à celles qui entrecoupent les sanglots. Alors une question se pose : que Babylon pleure-t-il ? Tout comme Manny plongé dans l’obscurité d’une salle de cinéma à la fin du long-métrage, Babylon pleure de joie. Le genre de sanglots nous prenant dans l’exaltation des moments de bonheur pur. Manny pleure au moment où il réalise avoir participé à la grande, fabuleuse et grisante histoire du cinéma. Le film semble, lui, tout au long de son déroulement, être pris dans ce même sanglot d’allégresse, ce même recul par rapport à son propre geste, et enfin, cette même réalisation soudaine quant à son propre rôle.

Pourquoi faire un film ? Pourquoi jouer, tourner, monter, produire un film ? Les personnages, stars et non-stars, le répètent : ils souhaitent, par-delà le succès et la gloire, faire partie de quelque chose de plus grand qu’eux, de quelque chose qui les dépasse et les submerge tout entiers. Elinor St-John, critique du septième art, fait alors preuve de clairvoyance lorsqu’elle dit que nous allons au cinéma pour voir des fantômes. Aussi vieux un film soit-il, dès lors qu’il est projeté et vu, celui-ci redonne vie aux noms qui apparaissent à l’écran. L’on ne meurt jamais vraiment quand on participe à un film : participer à un film, c’est en quelque sorte s’immortaliser. Et qu’est-ce que le spectacle de fantômes, l’immortalisation d’être et d’évènements contingents, sinon l’Histoire avec un grand H elle-même ? Il est souvent répété que les États-Unis écrivent leur Histoire au cinéma. Avec Babylon, Damien Chazelle donne une nouvelle envergure à cette ambition : le film illustre l’histoire du cinéma avec le récit du passage du muet au parlant ; par la même, il érigerait l’histoire du cinéma au rang d’Histoire à part entière, deux lignes qui se tracent, depuis les années 1920, parallèlement l’une à l’autre. L’histoire du cinéma se fait Histoire : ses personnages sont, comme les grands hommes, animés par le désir de figer leur image en y participant.

Une troisième histoire : les modèles de la féminité

Par ailleurs, Babylon trace les trajectoires de minorités progressant dans le milieu du cinéma.
Parmi celles-ci, Nellie Laroy. Star montante du cinéma muet, personnage inspiré de l’actrice Clara Bow, elle rayonne, fait de l’ombre aux projecteurs et crame l’écran. Mais son passage au cinéma parlant est un échec. Les micros dominent littéralement les plateaux de tournage. Nellie parle tantôt trop fort, tantôt pas assez, sa voie est au final jugée trop aigüe. De ce fait, Babylon montre comment le passage au parlant aura été, bien plus que l’ouverture à de nouvelles créations artistiques originales, le début d’une censure et auto-censure du cinéma. En 1934 a ainsi été créé le code Hays, un code de production du cinéma américain, strictement appliqué jusque dans les années 1950. Il stipule notamment : « Aucun film ne sera produit qui porterait atteinte aux valeurs morales des spectateurs. De la même manière la sympathie du spectateur ne doit jamais aller du côté du crime, des méfaits, du mal ou du péché. » Les scènes jugées moralement choquantes sont alors bannies. D’une certaine manière, l’on pourrait avancer que Babylon esquisse une troisième histoire, celle de la féminité, et plus précisément celle des modèles de féminités promus par Hollywood. Nellie Laroy, femme libre et fière dans le muet, se voit tue dans le parlant. Pour s’émanciper, les femmes doivent, paradoxalement, se brimer. De nouveaux modèles de féminité sont promus par Hollywood : l’on préfère les femmes spirituelles, disciplinées, se tenant aux ordres des studios, aux femmes dont la vulgarité fait pâlir la vieille génération. C’était pourtant son esprit libre qui avait permis à Nellie Laroy de progresser de manière fulgurant dans le milieu : ceci révèle d’autant plus l’instrumentalisation de la femme par Hollywood. Tantôt des modèles d’affranchissement, tantôt de vertu sage et rangée, les femmes d’Hollywood sont employées
selon la volonté des tendances du public. Les modèles de féminité sont voués à monter et chuter, nous montrant que la femme modèle, en dépit de tous les efforts mis en place pour la façonner, n’existe pas.

Proposition d’un nouveau paradigme cinématographique et féministe ?

Comment faire un film ? Pour Chazelle, peu importe qu’un film soit bon ou mauvais. Une oeuvre ne se fait pas avec l’ambition de réaliser la meilleure production de l’histoire du cinéma : l’on fait des films pour se donner à cette histoire, y appartenir et apporter une pierre à l’édifice gigantesque qui s’érige depuis près d’un siècle. Babylon se conclut par un montage rapide de plusieurs extraits de films ayant marqué l’histoire du cinéma, tant par les thèmes abordés que par la technique employée : Singin’ in the rain, Matrix, jusqu’au premier opus d’Avatar. Babylon se présente alors comme une parenthèse dans l’histoire du cinéma. Il nous invite à prendre le temps de réfléchir à la manière dont on a fait des films depuis un siècle, et nous propose ni plus ni moins de changer de paradigme. Faire des films non plus par intérêt personnel et recherche de gloire, mais par désir de faire progresser le cinéma, sur le plan thématique et technique. Chazelle, en filmant les débuts d’Hollywood, nous invite à remémorer la manière dont celui-ci s’est bâti : en expérimentant, en se laissant guider par la passion créative, en s’imprégnant de l’exaltation de la nouveauté. Babylon ressuscite l’Hollywood d’avant pour mettre en lumière ce qu’il y aurait à apprendre de ce passé. Le changement de paradigme cinématographique serait en premier lieu un retour aux origines du cinéma, mais contiendrait aussi, dans une autre mesure, une portée féministe.

En effet, à l’aube d’Hollywood, les femmes réalisaient : dès lors que l’on avait un minimum de
compétence technique, n’importe qui pouvait être embauché sur un tournage. Si au départ,
Babylon semble critiquer l’amateurisme qui se dégageait des plateaux de tournage - où se
jouaient des scènes de bataille à peine simulées - il apparaît clair au fil du l’oeuvre que Chazelle porte un regard bien plus indulgent que réprobateur sur ces balbutiements de la production. Le film dépeint une époque où le manque d’encadrement et de codification mène, inévitablement, à multiple désagréments pour les personnages. Pour autant, ce déficit de règle mène à un enrichissement culturel et technique : l’on essaie, l’on rate souvent, l’on réussit parfois, l’on apprend toujours. Le passage au parlant, comme préambule de l’institutionnalisation du cinéma et la mise en place de ses régulations, détruit les personnages, et laisse moins de place aux
femmes pour travailler tel qu’elles l’entendent. Pour Chazelle, ce développement a conduit à
l’étouffement d’une certaine forme de créativité que l’on ne trouvait que dans l’ébullition des
débuts d’Hollywood. Changer de paradigme cinématographique, c’est-à-dire retrouver
l’authenticité candide de ces débuts, reviendrait à tenter d’effacer, par la même, la volonté de
façonner des modèles de féminité : la femme hollywoodienne telle que l’entendrait Chazelle dans son nouveau paradigme, pourrait aussi bien être la femme sage que la femme fatale, la femme timide que la femme grandiloquente. La femme hollywoodienne selon Chazelle, c’est la femme qui, avant tout, s’investit pour participer à l’histoire du cinéma dans le but de tracer, en parallèle, la suite de l’histoire du féminisme.

Babylon est alors un film ambitieux, bouillonnant, chaleureux : il semble nous ouvrir ses bras pour nous embrasser et nous entraîner dans sa danse endiablée. Les détracteurs de Damien Chazelle lui reprochent son orgueil - après tout, on trouve, dans le montage final, des extraits de deux de ses propres films. Comme si Chazelle avait anticipé ces critiques, les personnages de Babylon répondent d’eux-mêmes aux foudres : des personnages tantôt orgueilleux, tantôt rêvant de quelque chose de meilleur pour eux. Ici l’on trouve la véritable proposition de Chazelle ; peu lui importe si son film sera perçu comme bon ou mauvais. Babylon est, pour lui avant tout, sa manière de contribuer à l’histoire du cinéma, d’appartenir à « quelque chose de plus grand », et de se donner tout entier au septième art.
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