Conversation autour du livre De Minuit à Minuit avec Sara Mychkine
une interview réalisée par Laureline Latour

Jeune autrice et poétesse franco-tunisienne, Sara Mychkine vient de publier son premier roman, De Minuit à Minuit aux éditions Le Bruit du Monde. Un roman poignant, touchant, acclamé par la critique.

Nous nous retrouvons aujourd'hui pour discuter avec elle sur la naissance de son roman, son processus d'écriture et les conseils qu'elle donnerait à celles et ceux qui veulent se lancer dans l'écriture d'un roman...
1. Quand est née l’envie d’écrire un roman et pourquoi ?
Je ne saurais exactement dire quand car mon processus d’écriture est très peu conscient. Je commence à écrire avant de savoir ce que je souhaite écrire, ce que je souhaite écrire et pourquoi j’écris. Ce qui rend les interviews ou les questions que me posent les gens un peu déroutantes parfois ahaha. Je crois qu’il y a cette idée que le processus de création, quelqu’il soit, dans l’écriture, dans les arts plastiques, dans la philosophie même ou les mathématiques, est un processus
où l’on se doit d’arriver avec un plan défini et de savoir ce que l’on fait de bout en bout tout en étant en mesure de le motiver avec précision. Si c’est le cas pour certain-e-s, je crois aussi que d’autres artistes et créateur-ice-s, dont je fais partie, s’abandonnent à l’inconnu, à l’étrange, à l’innommable, à l’indéfini pour créer, ce qui implique d’accepter de ne pas savoir ce que l’on fait. Pas tout de suite du moins. D’accepter que ce que l’on se crée se révèle à nous. Les enfants s’abandonnent volontairement, tous les jours et très vite. Si vous donnez un bloc d’argile à des enfants de trois-
quatre ans par exemple, très peu d’entre elleux auront un projet défini de ce qu’iels souhaitent faire et n’y verront pas d’inconvénient. Ça peut devenir un nuage ou un bonhomme, on peut encore enduire la pâte d’eau et ça peut toujours devenir autre chose. C’est ce flux qu’est la création. Si je l’oriente trop vite, que je décide que je vais modeler un nuage avant même d’avoir toucher le bloc d’argile, j’ai toujours le sentiment que j’ai peut-être perdu quelque chose, quelque chose qui aurait pu me traverser de manière plus juste mais que je n’aurais pas su imaginer tout de suite.
En ce sens, le pourquoi de ce roman est le pourquoi de ce que j’écris. L’écriture, c’est la percée du silence. Et la possibilité de permettre à d’autres de se sentir vu.e, de se sentir existé.e, quelque part même quand rien ne les retient ailleurs. J’ai écrit ce roman pour porter la voix de ma narratrice, une mère, issue de l’immigration, perdue sur la colline du crack, dont la fille vient de lui être retirée par les services sociaux mais par elle, toutes les voix et toutes les luttes que je porte. Parce que le silence ne nous a pas protégé.
2. Quel a été ton plus grand challenge lors de l’écriture de ce roman ?
Il y en a eu deux. Le premier a précédé l’écriture de ce roman, il était dans le cheminement jusqu’à lui. J’ai écrit ce roman en moins d’un an, réécriture avec mon éditrice, Marie Desmeures, compris. C’est peu. Même pour un roman aussi court. Mais de 2016 à 2021, j’avais écrit et écrit et écrit, des romans, de la poésie, une pièce de théâtre, etc. Sans cette discipline constante de l’écriture, qui est un craft, un artisanat au même titre que la céramique, je ne serais pas parvenue à écrire ce roman, encore moins d’une façon aussi fluide. Et c’est un véritable challenge, qui est familier, d’ailleurs, à
tous-te-s les écrivain-e-s sinon quelques rares privilégié-e-s, que cette discipline ne portant aucun fruit sinon pour soi-même. Mais c’est de là que j’ai peuplé ma solitude.

Le second challenge s’est situé dans la réécriture parce qu’elle demande de conscientiser ce que l’on a fait tout en restant dans le mouvement de la création. Et c’est un équilibre extrêmement délicat à trouver. Puis, surtout, il m’a été et il m’est toujours extrêmement difficile de relire ce roman. Je ne peux le faire que par bribes. Si la parole de la mère a une telle portée, c’est parce qu’elle touche des points sismiques de ce qu’est vivre, d’une réalité sociale, de l’amour filial mais aussi parce que je m’y suis efforcée d’être sincère, parce qu’elle m’a engagé, toute entière, à chaque mot. Un ami m’a écrit, un jour, que les romans sont du sang imprimé. C’est tout ce que l’on est que l’on confie au-à la lecteur-ice, qu’iel le sache ou non.
3. Ton roman est écrit sous forme épistolaire en plusieurs « mouvements », pourquoi avoir fait ce choix d’écriture ?
Encore une fois, c’est un choix qui m’est venu très instinctivement. En rétrospective, je pense que ce qui le guidait était d’abord ma conception de l’écriture, et plus largement de la langue, que j’entends d’abord comme de la musique, et non comme une narration linéaire vouée à donner un certain nombre d’information. En musique classique, les symphonies sont divisées en plusieurs parties que l’on appelle des mouvements. Ils se caractérisent par des tempos différents, sont animés et trouvent leurs cohérences dans différents motifs, peuvent s’écouter séparés comme les uns à la suite des autres, etc et si certaines symphonies racontent des histoires définies issues parfois de la littérature, on peut tout à fait être ignorant-e-s de l’histoire et s’absorber dans ce qui est dit sans être dit. Ma langue, mes langues sont toutes très poétiques. Or, dans la poésie, ce n’est pas la narration qui compte, ni sa linéarité, ni la transmission des informations mais bien quelque chose d’autre, qui précède presque, en un sens, le langage de la même manière que la musique se situe dans cet en-deça. La langue de la mère de De minuit à minuit a donc épousé naturellement ces « mouvements » qui lui ont permis d’échapper à la vocation linéaire, claire et lisse qu’ont les chapitres afin d’ordonner le récit. Son récit est une brèche, dans la forme comme dans ce qu’elle y porte.
4. Dans ton roman, tu abordes des sujets douloureux voire tabous dans notre société tels que l’inceste et les addictions. Penses tu que la littérature doit mettre en avant ce que la société cherche à cacher ?
Cette question me fait penser à la raison pour laquelle des gens écrivent, tout court, de la littérature en France. C’est quand même fascinant quand on y pense deux secondes... On peut justifier la présence de tous les autres champs artistiques par un manque dans le réel, la musique, la peinture, la sculpture, la danse, le cinéma, il y a très peu de personnes, si ce n’est les artistes et quelques autres, dont c’est le quotidien que de pratiquer dans ces champs artistiques. Mais en France, l’ultra-majorité des gens écrivent et utilisent le langage, dans tous les cas, pour parler. Et il y a quand même certain-e-s, dont je fais partie, qui se disent que cet surabondance du langage écrit et parlé n’est pas assez et qui décident de l’utiliser seul-e-s, sans interlocuteur-ice-s direct-e-s... Pourquoi, si ce n’est pour dire ce que dans le quotidien, il est impossible de dire ? Je me méfie toujours des injonctions et de la vérité. Je ne crois pas que la littérature doive faire quoique ce soit. Mais de fait, si elle existe, c’est pour parler derrière le silence et cela implique d’admettre que nous n’étions pas censé-e-s survivre et de mettre en avant les sujets douloureux voire tabous que notre société silencie pour en effacer l’existence.

Bordel de la poésie, janvier 2022, Dorothée Sarah
5. Un conseil que tu voudrais partager à ceux et celles qui voudraient publier un premier roman ?
Je crois y avoir déjà un peu répondu plus haut...
Écrire ! Écrire beaucoup, longtemps, écrire des centaines de pages que personne ne lira jamais et qu’on conserve dans un tiroir avant de les relire en riant une année plus tard, écrire ce qui nous fascine, écrire la peur, écrire des incipits de grands romans de 700 pages qui resteront à la page 33 mais écrire. Puis savoir pourquoi l’on écrit, pas forcément spécifiquement tel ou tel roman mais savoir pourquoi l’on a décidé d’écrire tout court. Le premier roman, je crois, doit être une urgence.
Enfin, prendre le temps de consulter les catalogues des différentes maisons d’édition, aller à des évènements de littérature pour rencontrer des éditeur-ice-s et des auteur-ice-s, savoir que l’édition et la publication sont des rencontres humaines avant tout, pas seulement un processus mécanique, économique et commercial et que si l’on vous renvoie uniquement l’image ou la sensation d’être un rouage dans une machine économique et commerciale, il vaut mieux passer son chemin.
Des immensités d’amour à toustes celleux qui écrivent, aucun de vos mots ne se perd et votre solitude est grande de toustes celleux qui vous ont précédé.e.s.
